Intervenants à domicile : les défis de la prise en charge des consommations.
Natalie Castetz, – Article paru dans Addictions(s) : recherches et pratiques – mars 2025
Quelle attitude adopter, comment se situer face aux conduites addictives chez une personne âgée à son domicile ? La formation et la sensibilisation des professionnels intervenant dans le secteur de la perte d’autonomie font l’objet d’une lente prise en compte, et ce dans une logique de réduction des risques.
Rester à son domicile le plus longtemps possible, tel est le souhait de la majorité des personnes âgées. C’est dire l’importance du dispositif et des soins à activer en cas de perte d’autonomie. Mais des difficultés des professionnels concernés face aux cas de dépendance à l’alcool ou de l’usage prolongé de médicaments psychotropes dans ce contexte sont
souvent rencontrées. Les professionnels de l’intervention à domicile sont, ou ont été confrontés un jour aux pratiques addictives de personnes âgées.
Ces acteurs de première ligne constatent alors l’aggravation de la perte d’autonomie liée à ces pratiques, la diminution des activités et l’isolement qu’elles peuvent entraîner, jusqu’à éventuellement une mise en danger au domicile avec notamment des risques de chutes. Que ce soit la consommation excessive d’alcool ou le mésusage de médicaments, leur prise en compte par les intervenants du quotidien est fréquemment inévitable.
«DÉMUNIS» OU « IMPUISSANTS »
Mais comment se situer face à une consommation excessive? «Les acteurs de première ligne se sentent souvent démunis ou impuissants pour accompagner ces personnes et ne savent pas toujours quelle posture adopter», souligne Stéphane Heymans, directeur de la Centrale de services et soins à domicile (CSD) de Bruxelles. L’association qui dispense des soins et services à domicile pour aider les personnes en perte d’autonomie compte près de 400 salariés, dont 220 aides familiales : ces «couteaux suisses» assurent des services tels que courses, repas, ménage, repassage, aussi bien que les aides administratives. À l’actif de la CSD, p lus de 6 000 bénéficiaires, avec 82 ans de moyenne d’âge chez les bénéficiaires de la distribution des repas. Et un constat, «l’augmentation chez les seniors de la précarité et de la vulnérabilité, physique et psychique». Les questions se posent notamment lorsque, par exemple, l’aide familial (e) reçoit des demandes d’approvisionnement en alcool. « Dans le secteur des soins à domicile, la posture par rapport aux addictions veut que l’aide familial(e) n’achète pas d’alcool, sauf en cas de contre-indication médicale, note Stéphane Heymans, quand la personne se met en danger par un sevrage et qu’elle ne sait pas acheter de l’alcool par elle-même. Cela ne facilite pas Je dialogue et crée une situation d’inconfort. » Faut-il répondre à ces demandes d’approvisionnement ? Comment le faire si elles deviennent importantes ? Est-ce interdit ? Comment intervenir quand on juge que la consommation est excessive ou problématique ? Le refus d’aider n’es t-il pas susceptible d’être taxé de non-assistance à personne en danger ? Il s’agit aussi de concilier le respect de l’autonomie de la personne avec la volonté de la protéger, mais aussi avec ses propres idées reçues sur la consommation d’alcool. « Les responsables d’équipes ont manifesté leur inquiétude, face à cette zone grise, pour des métiers si solitaires», raconte Stéphane Heymans.
UNE CULTURE COMMUNE
Une réflexion s’est alors engagée, début 2024, dans la démarche de réduction des risques. Des réunions se sont tenues en interne, avec l’accompagnement d’un service de santé mentale spécialisé en addiction et en alcoologie «pour essayer de trouver le bon équilibre ».
Résultat, une note de quatre pages diffusée aux personnels. Il s’est agi d’informer sur les règles de l’OMS concernant la consommation d’alcool, d’éclaircir la position de l’institution concernant l’aide à une consommation autorisée et d’évoquer la démarche de réduction des risques.
Deuxième étape, la formation. Lancées en avril, ces formations menées par des intervenants extérieurs expliquent les mécanismes de l’addiction, les risques de ne pas consommer, la posture en termes de réduction des risques à avoir à l’égard des personnes dépendantes. Tous les trois mois, un après-midi est consacré à ce sujet Objectif affiché : «Une culture commune d’accompagnement des pratiques addictives et l’harmonisation des solutions.» Les bienfaits sont reconnus. Pour Stéphane Heymans, «ce cadre a permis d’avoir une position institutionnelle sur la consommation et d’aider les responsables d’équipes à la prise de décision. Cela a aussi permis d’entamer en interne, avec les aides familiales, une discussion sur les addictions. Nous sommes loin d’avoir résolu l’ensemble des enjeux mais nous avons au moins un cadre et un espace d’échanges afin d’avancer sur cette question».
SENSIBILISER ET FORMER : LE PROJET FRANCO-BELGE SATRAQ
Ces préoccupations franchissent les frontières. Ainsi, à Bruxelles, le Centre d’éducation du patient (CEP) a été chef de file du projet transfrontalier franco-belge Satraq («Sensibilisation et action transfrontalière pour une réduction de la consommation de l’alcool au quotidien »), lancé en 2020 (cf. encadré). Le confinement avait remis sur le devant de la scène la problématique de l’alcool et sa consommation responsable selon l’OMS, en 2018, de plus de 7% des maladies et décès prématurés qui seraient évitables. « Satraq s’inscrivait dans une démarche de diminution des risques liés aux consommations de boissons alcoolisées et de proposition de divers axes de travail», explique Geneviève Aubouy, responsable du CEP.
Le programme a consisté à mettre en place des actions de formation et de sensibilisation au mésusage de l’alcool dans différents milieux de vie. Une cinquantaine de professionnels de santé, médecins, pharmaciens les ont suivies. Fin 2022, le CEP a voulu étendre le secteur concerné et a approché les professionnels de première ligne, «ceux qui sont en contact direct avec des bénéficiaires vulnérables à domicile. Il y avait un vrai besoin des aides familiaux, aides ménagers, gardes à domicile, précise Geneviève Aubouy, de savoir comment se comporter en présence de personnes dont ils détectent une consommation à risque. Les conduites addictives liées aux substances sont une problématique qui revient fréquemment et tous font état de situations de dépendance avec des comportements agressifs, des pertes de conscience, voire des situations parfois dramatiques».
RENFORCER LES EXPERTISES
Les modules de formation ont ainsi été dupliqués au sein de divers Services d’aides aux familles et aux aînés (SAFA). «Le but est les aider à comprendre les effets de l’alcool sur la santé, quand 200 pathologies y sont liées, à cibler les situations à risques, à calculer le taux d’alcool avec des outils tels que verre doseur et réglette, enfin, face à une consommation problématique, à s’initier à la démarche du repérage précoce et l’intervention brève (RPIB). Suivre cette formation d’une demi-journée permet ainsi d’augmenter leurs compétences professionnelles et de renforcer leur expertise», note Geneviève Aubouy.
Prochaine étape de la formation: comment entamer le dialogue avec le bénéficiaire. «il semble souvent difficile de remettre en question un mode de fonctionnement installé dans un mode de vie, quand l ‘alcool est parfois la seule béquille pour tenir au quotidien et que l’on craint de rompre une relation de confiance qui a été, parfois difficilement, construite», rappelle
Geneviève Aubouy. Un plan de formation est en cours, construit en partenariat avec l’association Addictions France. Autre projet du CEP, élargir cette formation à la consommation du tabac et du cannabis.
Le sujet préoccupe. La prévention des usages addictifs fait partie des priorités du plan de prévention et de promotion de la santé récemment adopté par le Gouvernement wallon à l’horizon 2030.
SATRAQ
Satraq a été porté de 2020 à 2022 par le CEP et l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes en Belgique et, en France, par la caisse primaire d’assurance maladie des Ardennes et par ADDICA-réseau Addictions de Champagne-Ardennes. À la clé, un budget de plus de 900 000 euros, financé par les fonds européens pour moitié, dans le cadre d’INTERREG V, par les autorités publiques belges (26 %) et par chaque partenaire.
CHANGER LES REGARDS
Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour trouver un équilibre, qui reste à définir, entre santé, sécurité et auto -détermination des personnes. Pour Luc Vellenriter, «nous souffrons en France d’un manque criant de formation et de sensibilisation». L’infirmier libéral qui travaille avec Laetitia Boutard dans un cabinet implanté à Charleville-Mézières (Ardennes) déplore que les personnes âgées dépendantes de l’alcool «passent trop souvent sous le radar». Il y a le médecin traitant qui ne pose pas assez la question de l’addiction, «peut-être parce qu’il ne sait pas comment la prendre en charge, surtout quand le patient n’en parle pas lui-même, de crainte que l’on ne lui impose de s’arrêter».
Il y a aussi «la perte d’autonomie physique de la personne âgée qui entraine la perte de son autonomie de pensée: l’enfant, l’assistante de vie, l’infirmier, chacun décide à sa place!» Et ce, en fonction de sa propre représentation de l’alcool: «Des assistantes de vie se voient ainsi interdire par leur propre direction d’acheter de l’alcool pour la personne dont elles s’occupent.»
Or, soutient le militant du collectif Modus Bibendi, « les professionnels impliqués ne sont pas légitimes à formuler de prescriptions, d’injonctions ou de chantages à l’arrêt des consommations». Luc Vellenriter est catégorique : «Priver d’alcool une personne qui en a besoin est une forme de maltraitance. Chacun a le droit de faire ses propres choix en matière de consommation d’alcool.»
En 2023, Luc Vellenriter a formé à la réduction des risques quatre aides à domicile qui se heurtaient à une situation difficile : une personne âgée en perte d’autonomie se voyait privée par un voisin de sa consommation d’alcool. « Nous avons travaillé, avec l’unité Addictologie de l’hôpital, sur leurs propres représentations de l’alcool et sur le regard souvent stigmatisant porté sur la consommation.» Résultat, ce changement de regard a abouti à l’amélioration de la qualité de vie pour tout le monde: les auxiliaires de vie ont accompagné une consommation désormais régulée et ont constaté la disparition de l’agressivité comme des risques de chute du patient.
PROJET DE RECHERCHE AU QUÉBEC
Les enjeux du soutien à dom ici le des personnes âgées en perte d’autonomie consommant des substances, tel est l’objet des recherches de Vincent Wagner, au Québec. « Les personnes âgées de 65 ans et plus y représenteront bientôt plus d’un quart de la population, rappelle le chercheur à l’institut universitaire sur les dépendances de Montréal et professeur associé au service sur les dépendances de l’université de Sherbrooke. Cette population augmentant, la proportion de personnes qui consomment des substances psychoactives (SPA) augmente également ».
En 2020, pendant la pandémie, Vincent Wagner a commencé à étudier les difficultés à répondre aux besoins complexes de ce public résidant en milieux d’hébergement. Or, « ces enjeux se retrouvent également lorsque les personnes âgées reçoivent du soutien à domicile (SAD), un service qui vise à protéger la santé, le bien-être et l’autonomie de la personne pour assurer notamment son maintien à domicile, le plus longtemps possible. Dans ce contexte, la consommation de SPA demeure mal identifiée et prise en charge, les intervenant-e-s en SAO étant encore peu outillé-e-s à ce sujet, ce qui complexifie le fait de pouvoir proposer une prise en charge adaptée de la personne».
Le projet de recherche lancé en avril dernier est financé pour quatre ans par Santé Canada avec le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Il s’agira notamment de mieux comprendre les trajectoires et besoins spécifiques de ces personnes âgées, d’identifier les pratiques recommandées ou prometteuses de l’offre des services en SAD et de mieux outiller les intervenant-e-s, avec une ambition : «Contribuer à soutenir les interventions de SAD au Québec, en réalisant des propositions concrètes d’amélioration des pratiques et d’organisation des services.»